Cela ne faisait que quelques semaines que les deux tourtereaux avaient intégré le Conseil Magique et pourtant, ils avaient déjà pris quelques marques. Lorsqu'ils n'étaient pas appelés pour une mission, Ude s'amusait à affronter les plus malins des bibliothécaires aux échecs pendant que Sei s'amusait à observer leurs parties, ou alors à aider en différentes tâches dans le quartier général. Même si Ude n'était apprécié que par les joueurs d'échecs, constituant un défi pour ceux-ci, Sei était tout de même plus aimé chez les fonctionnaires que lui. On ne pouvait que comprendre cela par son hardeur à la tâche, parce que son attitude envers les autres membres du Conseil était semblable à celle d'Ude.

Aujourd'hui, la bibliothèque était calme, presque personne ne s'y aventurait afin de trouver quelconque ouvrage, c'était un climat favorable à une partie pour Ude. Il se trouvait cette fois face à un chef de brigade des chevaliers runiques, un homme remarqué pour sa finesse d'esprit. Ils étaient tout deux plongés dans une réflexion profonde, ils avaient chacun leur posture pour réfléchir. Légèrement penché vers la droite, Ude était confortablement adossé à la chaise, il croisait les jambes masculinement, la main gauche sur sa cuisse droite, le bras bandé dont la main couvrait méthodiquement la bouche et le menton s'appuyait sur l'accoudoir. De l'autre côté, le concurrent adoptait une pose plus stressée, il se penchait en avant, posait sa tête sur ses deux mains jointes, il observait le jeu de moins haut que son adversaire, il lui arrivait de tapoter quelques secondes du pied entre plusieurs coups. Le plateau ne présentait plus que trois pièces noires et quatre pièces blanches, les noires appartenant à Ude, les blanches au chevalier runique. Le cavalier noir semblait mal positionné par rapport au reste des pièces, il était non-éloigné du roi, alors que la reine et un simple pion restaient en avant face aux deux tours blanches, deux pions, et le roi. Malgré les apparences, c'était les blancs qui étaient en mauvaise posture, chaque déplacement des tours vers le roi se trouvait compromis par le bon positionnement du cavalier, mais aussi de la reine qui pouvait battre retraite à n'importe quel instant, les pions ne servaient qu'à protéger le roi, une stratégie défensive vieillotte qu'Ude n'aimait pas. Il fallait que le nouvel arrivant montre que le dirigeant doit se salir les mains aussi, et ne pas laisser mourir ses soldats ainsi. Le mouvement du roi surprit le chevalier, il riait, semblait plus décontracté, il n'avait jamais vu une stratégie si peu fiable depuis longtemps. Mais il arrêta de s'esclaffer lorsqu'il vit que peu importe son prochain mouvement, il serait échec et mat. Sa mine se déconfit, il laissa tomber ses lunettes sur le bout de son nez et glissa de son fauteuil, donnant un aspect comique à la scène, qui ne l'était pourtant pas. Ude ne prit pas en compte les complaintes du vaincu et quitta la pièce sans dire un mot.

Le Grim Reaper marchait nonchalamment dans les couloirs du quartier général, il se dirigeait vers les portes du bâtiment, c'était bientôt l'heure du déjeuner, il devait retrouver sa bien-aimée au café du coin pour manger. En sortant, il croisa deux supérieurs, fumant leur cigarette tout en discutant du bon vieux temps, il les salua d'un geste discret, il ne leur accordait que peu d'importance malgré leur statut, ils n'étaient que de simples bureaucrates. À peine sortit-il de l'ombre du porche qu'il cacha ses yeux de la lumière, le soleil l'aveugla de son rayonnement.

Au café, son regard se porta immédiatement sur la terrasse, Sei l'attendait dans sa tenue des jours de congé, puisqu'elle y était. Une robe rouge à la jupe courte soulignait parfaitement les courbes de la jeune femme. Elle décrivait d'un regard penseur les autres couples passant. Elle croisait les jambes et tapotait de l'index la table, impatiente. Ude la surprit dans le dos puis la gratifia d'un doux baiser. Il s'assit en face d'elle et appela un serveur pour passer commande. Ude demanda une pièce de viande saignante accompagnée de pomme de terre, Sei se contenta d'une salade garnie. Mais alors que les deux mages se restauraient, un officiel du Conseil Magique se présenta à eux.

« Le Conseil Magique a besoin de vos services, à vous deux. J'ai ici une missive indiquant le lieu où vous devez vous rendre immédiatement. » dit-il d'un ton solennel avant de donner la lettre et de repartir.

Pendant que Sei lisait en silence le papier, Ude s'étendait de tout son long sur sa chaise, une moue boudeuse au visage, il n'était pas content qu'on leur coupe cet instant entre amoureux. Mais le travail était le travail, et les deux Grim Reapers se levèrent et se dirigèrent vers le lieu du rendez-vous ...

C'est ainsi qu'ils se retrouvèrent à l'hôpital de la capitale, endroit que détestait Ude par son odeur, son ambiance et ses médecins désagréables, cependant, il se devait d'y entrer, la lettre était une urgence. Un inspecteur, un gars à la mine boisé et aux cernes profonds, les attendaient à l'accueil. Sans se présenter, il leur demanda de le suivre à l'étage. Là-bas, ils entrèrent dans une immense pièce aux murs bleus terne qui comptait pas moins de douze lits, tous occupés. Sei et Ude passaient à côté de chaque rangée, observant l'état des patients, et ils pensaient faire un cauchemar. Certains avaient perdu tout leurs membres, d'autres respiraient à grand mal dans leur torpeur, certains n'avaient plus vraiment de visage, mais le plus choquant de tous fut la jeune fille qui a été certifiée comme abusée sexuellement, torturée, à laquelle on avait tranché la langue, et par une habile opération chirurgicale, à qui on avait retiré les cordes vocales. La colère qu'Ude tentait d'intérioriser était tout de même visible en extérieur, les poings serrés et la mâchoire solide. Ils étaient tous entre la vie et la mort. Les deux membres du Conseil se sentaient impuissants. Ils avaient intégré le Conseil Magique pour que cela n'arrive encore, ils avaient foi en l'autorité de cette organisation. Mais il existait un endroit où ils ne pouvaient faire loi, cet endroit où seule la mort donnait son verdict, ce lieu aurait pu être assimilé au palais de cette Faucheuse.

« Ces personnes ont été la victime d'une seule et même personne. Ils ont tous étés torturés avant de ne se faire droguer puis jeter à la rue. D'après notre enquête, ça aurait été fait par l'une des fortunes de Crocus. Certaines victimes se souviennent d'être entré dans une immense demeure et d'y avoir vu de nombreux objets de grandes valeurs. De plus, la substance concoctée pour l'effacement de mémoire est un mélange très coûteux d'herbes. Les ordres d'en haut seront de trouver qui est à l'origine de tout ça, de savoir s'il existe un réseau, et de l'anéantir. Vous n'avez pas carte blanche, il faut que les fautifs soient arrêtés et jugés selon les lois en vigueur.» expliqua d'une voix fumeuse l'inspecteur.

"Selon les lois en vigueur", ça en faisait presque rire Ude après ce qu'il avait vu. De telles monstruosités se devaient d'être punies par des actes encore plus inhumains. Il cachait bien ses pensées, mais son regard du coin de l'œil exprimait un certain mépris envers le pauvre homme qui n'y pouvait rien. Sei de son côté ne pouvait quitter des yeux la pauvre petite fille qui jamais ne pourrait plus avoir une vie normale, elle affichait rarement ses sentiments lorsqu'elle travaillait, mais cette fois-ci, c'était beaucoup trop fort, des larmes coulaient le long de ses joues. Remarquant cela, Ude prit la main de sa compagne et la réconforta comme il le pouvait de mots glissés au creux de l'oreille. Il semblait qu'il avait réussi à trouver les bons termes, puisque sa mine triste changeait en un regard déterminé.

Le lendemain, Ude se réveilla sa dulcinée dans les bras. Il n'avait pas passé une bonne nuit, songeant à la façon dont l'odieux noble traitait ses victimes, sur le fait qu'il pouvait continuer ses sévices en ce moment même. Le soleil ne montrait qu'à peine le bout de son nez, mais Ude ne retrouverait pas le sommeil pour une petite heure restante, il se leva donc, laissant Sei dans les bras de Morphée. Il se regarda face au miroir de la salle de bain. Il se pensait parvenu être au-dessus de ses sentiments, mais cette scène lui rappela qu'il fallait être inhumain pour supporter tout les jours ce métier. Sa mission allait commencer d'ici quelques heures, et il ne savait pas encore à quoi s'attendre dans les demeures des plus vils mécréants de cette ville.

Il fallait qu'il aille se préparer, alors que Sei sortait de sa torpeur. Il s'habilla en habit de tout les jours, c'est-à-dire qu'il portait son tee-shirt blanc, sa veste noire accompagnée d'un foulard marron-rouge et d'un pantalon assorti à sa veste. On lui avait demandé cela puisqu'ils allaient infiltrer le réseau des tortionnaires. Il se lava une dernière fois le visage avant d'attendre son binôme se préparer, bien assis dans le canapé du salon. Il ne faisait rien d'autre que de regarder le plafond blanc de l'appartement, d'horribles images tournaient dans sa tête, il commençait à sentir une boule au ventre, sa confiance commençait à lui faire défaut.

Sei le fit sortir de ses pensées en lui tapotant l'épaule, signe qu'il fallait y aller. Ude souffla puis se leva avec le plus grand mal, la motivation sans doute. Il n'adressa toujours pas un mot à sa moitié, restant songeur. Passant le seuil de sa porte, il leva le regard vers l'animation de la rue, le brouhaha, et la lumière.

Là, un homme à la peau sombre vêtu comme un majordome les attendait, il portait un costume blanc et noir et serrait sa gorge d'un nœud papillon bien grotesque, il salua d'un geste mécanique les deux mages puis esquissa un sourire.

« Nous vous attendions, permettez que nous vous emmenions. » déclara-t'il, d'un ton satisfait et moqueur.

Suite à ces paroles, Ude sentit un violent coup le frapper vers le bas de son crâne. Dans sa chute, il vit que Sei avait subi le même sort que lui, mais sa conscience ne lui laissa pas le temps d'en savoir plus.